Énergie durable
Comment se figurer l’activité d’un cerveau exclusivement occupé, sa vie durant, d’une surface composée de soixante-quatre cases noires et blanches ? Assurément, je connaissais par expérience le mystérieux attrait de ce « jeu royal », le seul entre tous les jeux inventés par les hommes qui échappe souverainement à la tyrannie du hasard, le seul où l’on ne doit sa victoire qu’à son intelligence ou plutôt à une certaine forme d’intelligence. Mais n’est-ce pas déjà le limiter injurieusement que d’appeler les Échecs un jeu ? N’est-ce pas une science, un art ou quelque chose qui, comme le cercueil de Mahomet entre ciel et terre, est suspendu entre l’un et l’autre, et qui réunit un nombre incroyable de contraires ? L’origine s’en perd dans la nuit des temps, et cependant il est toujours nouveau ; sa marche est mécanique, mais elle n’a de résultat que grâce à l’imagination ; il est étroitement limité dans un espace géométrique fixe, et pourtant ses combinaisons sont illimitées. Il poursuit un développement continuel, mais il reste stérile ; c’est une pensée qui ne mène à rien, une mathématique qui n’établit rien, un art qui ne laisse pas d’œuvre, une architecture sans matière ; et il l’a prouvé néanmoins qu’il était plus durable, à sa manière, que les livres ou que tout autre monument, ce jeu unique qui appartient à tous les peuples et à tous les temps, et dont personne ne sait quel dieu en fit don à la terre pour tuer l’ennui, pour aiguiser l’esprit et stimuler l’âme. Où commence-t-il, où finit-il ?
Stefan Zweig, Le joueur d’Échecs
Le Joueur d’Échecs est considéré comme un classique de la littérature, capturant les complexités de la psychologie humaine et les défis existentiels auxquels sont confrontés les individus. Il a été salué pour son exploration des dimensions intellectuelles et émotionnelles des échecs, en en faisant une lecture captivante aussi bien pour les amateurs que pour ceux intéressés par la littérature psychologique.