Échecs et littérature
Les Échecs, c’est l’imagination. David Ionovich Bronstein
Échecs et Littérature, un lien intime et profond
Le jeu d’Échecs fascine et fut de tout temps exploité dans des domaines de la vie intellectuelle extrêmement divers, notamment dans la littérature et de nombreux écrivains ont utilisé et utilisent la symbolique de notre jeu comme élément important de la trame de leur récit. « Les Échecs sont un jeu où se reflètent et où s’avèrent toutes les passions de l’homme, sa folie et son espoir », écrivait William Faulkner dans Le gambit du Cavalier. « Les réformistes prétendent que les progrès de la théorie conduiront à la disparition des Échecs, qu’il faut, pour leur rendre vie, en remanier les règles. En réalité, qu’exprime cette affirmation ? » s’irritait Alekhine : « Le mépris de l’intuition, de l’imagination et de tous les autres éléments qui font des Échecs un art ».
Un lien intime unit les Échecs et la littérature, car ils possèdent des mécanismes de fonctionnement similaire reposant sur la liberté de l’imaginaire : le jeu d’Échecs est la métaphore même de la création. « Entre incarnation et abstraction, écrivent Amandine Mussou et Sarah Troche¹, les Échecs fascinent : la richesse de leurs représentations dans la littérature et les arts en est le témoin. Bien plus qu’un pur divertissement de la pensée, les Échecs sont là pour désigner autre chose – un ailleurs, un au-delà qui refléterait, fidèlement ou en le déformant, le monde réel ». C’est bien là le propre de la littérature. À quoi sert la littérature ? À un jeu, répondait Mallarmé, « réinventer à partir de rien un autre monde qui n’aura de consistance que fictive et entièrement soustraite à la nature existante² ». N’est-ce pas la définition même du jeu d’échecs ?
Les joueurs d’Échecs ne se sont pas privés de mettre en évidence ce lien. Pour le grand Alekhine « les Échecs ne sont pas un jeu, mais un art », « un art proche de la peinture ou de la sculpture », précise Capablanca et Tigran Petrossian de conclure : « Les échecs sont un jeu par leur forme, un art par leur essence et une science par sa difficulté d’acquisition. Ils peuvent vous procurer autant de plaisir qu’un bon livre ou une belle musique, mais vous n’aurez une réelle joie que si vous arrivez à bien jouer ».
Mais nous pourrions taxer nos grands maîtres de parti-pris, cherchant à donner des lettres de noblesse à un jeu, le plus beau sans doute, mais qui tout compte fait ne pourrait être qu’un jeu, si les artistes eux-mêmes confirmaient leurs assertions. « Je suis toujours une victime des Échecs, affirme Marcel Duchamp. Ils ont toute la beauté de l’art, et beaucoup plus… Ayant été proche des artistes et des joueurs d’échecs, je suis arrivé à la conclusion personnelle que bien que tous les artistes ne soient pas des joueurs d’échecs, tous les joueurs d’échecs sont des artistes ».
Et Paul Valérie de renforcer encore ce lien en écrivant dans ses cahiers : « Si les grands joueurs d’Échecs savaient ! S’ils savaient que leurs dons et talents si spéciaux et qui parfois les laissent si ordinaires dans le reste des usages de l’esprit, pourraient par une légère, et superficielle, modification de leurs machines mentales, produire dans l’ordre des Lettres ou de la philosophie, des ouvrages extraordinaires !… »
L’écrivain joue une partie d’Échecs avec son lecteur
Une connivence subtile relie donc le jeu des Lettres et le jeu d’Échecs. Ils ne cessent de « s’interpénétrer, se représentant et s’interprétant l’un l’autre dans une complicité féconde² ». À la fois système purement abstrait et conflit guerrier primitif, le jeu d’Échecs met en scène ces personnages. « Ce système draconien, cette logique glacée, cet espace exclu, ce temps suspendu, par quel embrouillamini s’arrangent-ils, écrit Gilles Lapouge, pour produire en même temps toutes les figures de l’histoire ? Par quel tour de folie ce jeu protégé du temps est-il le jeu même de l’histoire ? ³ ».
Le joueur devant son échiquier place pions et pièces comme l’écrivain dans son ouverture présente ses personnages et développe l’intrigue pour la nouer dans le milieu de jeu et la dénouer dans une finale heureuse ou dramatique. « L’action d’une œuvre littéraire moderne, écrit Viktor Shklovskij, se déroule dans un champ de bataille. Les masques et les types du drame moderne correspondent aux pièces du jeu d’Échecs. L’intrigue correspond aux coups et aux gambits, c’est-à-dire aux techniques du jeu, tels qu’utilisées et interprétée par les joueurs. Les tactiques et les péripéties correspondent aux coups exécutés par l’adversaire⁴ ». Au travers de son roman, l’auteur joue une partie avec son lecteur, présentant son intrigue sous une certaine forme cryptée, comme un puzzle tout aussi complexe qu’une partie d’Échecs.
¹ Le Jeu d’Échecs comme représentation : univers clos ou reflet du monde ? A. Mussou, S. Troche (dir.)
² Échiquiers d’encre: le jeu d’Échecs et des lettres, Jacques Berchtold
³ Utopie et Civilisation, Gille Lapouge 1973
⁴ Théorie de la prose, Viktor Shklovskij 1925