Une guerre médiévale
Quand les Échecs arrivent des lointaines contrées d’Orient à la fin du Xe siècle, les Européens sont déroutés par ce jeu étrange et nouveau, par ces principes, « par la nature et la marche des pièces, par l’opposition des couleurs, écrit Michel Pastoureau, et même par la structure de l’échiquier¹ », ces soixante-quatre cases n’entrant pas dans la symbolique chrétienne des nombres. Le seul point d’accroche sera l’aspect militaire parlant pour l’imaginaire médiéval, violent et guerrier. Mais, même là, pour assimiler ce jeu nouveau, il faudra le remodeler, l’adapter à la pensée féodale. Cette acculturation se fera lentement, « sans doute sur quelques décennies, poursuit Michel Pastoureau, et cela explique que les textes, narratifs ou littéraires, qui parlent du jeu d’échecs aux XIe et XIIe siècles, soient si imprécis, si confus, si contradictoires quant aux règles et à la façon de jouer¹ ».
Les Occidentaux sont troublés par le déroulement et le but de la partie : le mat du roi ennemi est inconcevable pour l’esprit guerrier féodal chevaleresque. Un roi ne peut être capturé ou tué. Le combat ne cesse jamais. « On s’arrête, explique Michel Pastoureau, quand vient la nuit, ou quand vient l’hiver, mais pas quand l’adversaire est mis en déroute ; ce serait déloyal et méprisable. Ce qui est important c’est de combattre, pas de gagner¹ ». De même, dans les tournois, le vainqueur ne sera point le chevalier qui aura meurtri le plus d’adversaires, mais le plus brave qui aura fait preuve de belles qualités chevaleresques. Pour l’homme médiéval, une partie d’échecs s’apparente à une bataille. Mais batailles et guerres sont pour lui des actions bien distinctes. « Les batailles sont rares et ont une fonction proche de l’ordalie² : elles se déroulent selon un rituel presque liturgique et se terminent par une sanction divine ». La bataille est un duel, un jugement de Dieu. La victoire sera celle d’un protégé du ciel. La guerre, elle, constitue le quotidien du guerrier médiéval fait d’escarmouches, de rapines plus ou moins fructueuses où de petites bandes s’affrontent. « Contrairement à la bataille, elle ne s’apparente guère à une partie d’échecs¹ ».
Les règles du jeu sont différentes de celle d’aujourd’hui et surtout changeantes, au gré des adversaires qui, par commun accord, peuvent les changer. La reine, transmutation du Vizir arabe, depuis peu apparue sur l’échiquier, est faible, avançant d’une case en diagonale. La pièce maîtresse, l’alfin, l’éléphant qui deviendra bientôt le fou ou l’évêque, avançant lui aussi sur les diagonales d’autant de cases qu’il veut (parfois uniquement de trois cases) dépasse en force sa suzeraine. Le roc, notre tour actuelle, se déplace sur les colonnes et travées d’une, deux ou trois cases selon les variantes de ces règles incertaines et changeantes. Il est de force égale avec le cavalier, dont la marche reste inchangée depuis les origines. Quant aux déambulations du monarque, elles peuvent nous paraître aujourd’hui étrange : courageux, mais pas trop, il s’avance de deux ou trois pas quand il est dans son camp (la moitié de l’échiquier), puis devient prudent quand il entre dans le camp ennemi, s’y aventurant que d’une case à la fois. Et enfin, le pion, classe laborieuse, avançant devant lui tête baissée, dans l’espoir d’une promotion qui n’arrivera jamais, sacrifié le plus souvent sur le champ de bataille de l’échiquier féodal.
La lenteur de ces déplacements se répercute sur le jeu. À l’image de la guerre féodale, pas de plan de bataille, de stratégie et de tactique élaborées à l’échelle de l’échiquier, mais pièces contre pièces s’affrontant dans des combats singuliers. Le joueur féodal joue comme il guerroie « en petits groupes, voire au corps-à-corps, et pour lui l’essentiel n’est pas de gagner, mais de jouer. Le rituel compte plus que le résultat¹ ». Il n’est pas important que la partie se termine. Victoire ou défaite importe peu et si par malheur, le roi se trouve en fâcheuse posture, on le déplace de quelques cases et la partie continue. « Capturer ou tuer, même symboliquement, le roi adverse aurait quelque chose de vil, de lâche, même de ridicule ». Comme dans le champ clos du tournoi, le vainqueur ne sera pas celui qui occis son adversaire par le mat, mais celui qui effectuera les coups les plus beaux.
¹ Michel Pastoureau, Le Jeu D’échecs Médiéval – Une Histoire Symbolique, Le Léopard d’Or 2012.
² Épreuve judiciaire employée au Moyen Âge pour établir l’innocence ou la culpabilité de l’accusé. Synon. jugement de Dieu.