Les pions sont nés libres…
« Les pions sont nés libres, maintenant ils sont partout enchaînés. »
Andrew Soltis
Reprenant la célèbre formule qui ouvre le Contrat social¹ de Jean-Jacques Rousseau : « L’homme est né libre et partout, il est dans les fers ».
Au même moment, Philidor écrit dans la préface de son ouvrage Analyse du jeu des Échecs (1749) : « Mon but principal est de me rendre recommandable par une nouveauté dont personne ne s’est avisé, ou peut-être n’a été capable ; c’est celle de bien jouer les pions. Ils sont l’âme des échecs ; ce sont eux uniquement qui forment l’attaque et la défense, et de leur bon ou mauvais arrangement dépend entièrement le gain ou la perte de la partie. »
Jusqu’alors, on jouait les pions comme on traitait le petit peuple, les envoyant sans états d’âme au « casse-pipe ». On raconte d’ailleurs qu’à la bataille d’Azincourt (1415), un chef de guerre français — probablement le duc d’Alençon ou un autre noble empressé — lança sa cavalerie à l’assaut, piétinant sa propre infanterie pour atteindre plus vite la chevalerie anglaise. Juste retour des choses : ses troupes furent décimées par les flèches des archers anglais. Comme sur l’échiquier médiéval, le peuple était considéré comme négligeable.
Il n’est peut-être pas si surprenant que cette stratégie « révolutionnaire » apparaisse au siècle des Lumières, à l’heure où émergent ces idées nouvelles qui mèneront à la Révolution française et à l’instauration de la démocratie. Illustration du lien profond entre l’évolution de la société et celle du jeu d’échecs. Certains historiens avancent même qu’il n’est pas impossible que l’évolution du jeu ait contribué à influencer, à sa manière, l’évolution des sociétés.
¹ L’homme est né libre, et partout il est dans les fers. Tel se croit le maître des autres, qui ne laisse pas d’être plus esclave qu’eux. Comment ce changement s’est-il fait ? Je l’ignore. Qu’est-ce qui peut le rendre légitime ? Je crois pouvoir résoudre cette question. Si je ne considérais que la force, et l’effet qui en dérive, je dirais : tant qu’un peuple est contraint d’obéir et qu’il obéit, il fait bien ; sitôt qu’il peut secouer le joug et qu’il le secoue, il fait encore mieux : car, recouvrant sa liberté par le même droit qui la lui a ravie, ou il est fondé à la reprendre, ou l’on ne l’était point à la lui ôter. Mais l’ordre social est un droit sacré, qui sert de base à tous les autres.