Esprits supérieurs ou imbéciles ?
« Certaines personnes frappées de ce que le hasard n’a point de part à ce jeu, et de ce que l’habileté seule y est victorieuse, ont regardé les bons joueurs d’Échecs comme doués d’une capacité supérieure : mais si ce raisonnement était juste, pourquoi voit-on tant de gens médiocres, et presque des imbéciles, qui y excellent, tandis que de très beaux génies de tous ordres et de tous états n’ont pu même atteindre à la médiocrité ? Disons donc qu’ici comme ailleurs, l’habitude prise de jeunesse, la pratique perpétuelle et bornée à un seul objet, la mémoire machinale des combinaisons et de la conduite des pièces, fortifiée par l’exercice, enfin ce qu’on nomme l’esprit du jeu, sont les sources de la science de celui des échecs, et n’indiquent pas d’autres talents ou d’autre mérite dans le même homme. »
La citation est attribué à Diderot, mais l’article sur les Échecs de L’encyclopédie est du Chevalier Louis de Jaucourt.
Depuis plusieurs siècles, le jeu d’échecs fascine et impressionne. Parce qu’il est le seul jeu abolissant « la tyrannie du hasard¹ », et qu’il exige rigueur, anticipation et concentration, il a souvent été perçu comme une mesure implicite de l’intelligence. Dans l’imaginaire collectif, être fort aux échecs reviendrait à être doté d’un esprit supérieur. Cette idée, pourtant, a été très tôt discutée et remise en cause.
« Si le temps est trop froid, ou trop pluvieux, raconte Diderot, je me réfugie au café de la Régence ; là je m’amuse à voir jouer aux échecs. Paris est l’endroit du monde, et le café de la Régence est l’endroit de Paris où l’on joue le mieux à ce jeu. C’est chez Rey que font assaut Légal le profond, Philidor le subtil, le solide Mayot, qu’on voit les coups les plus surprenants, et qu’on entend les plus mauvais propos ; car si l’on peut être homme d’esprit et grand joueur d’échecs, comme Légal ; on peut être aussi un grand joueur d’échecs, et un sot, comme Foubert et Mayot.² »
Dès le XVIIIe siècle, certains auteurs des Lumières prennent leurs distances avec cette vision idéalisée. Ils observent que l’excellence échiquéenne ne coïncide pas toujours avec ce que l’on appelle communément le génie, et que l’on rencontre à la fois des joueurs redoutables sans grande envergure intellectuelle par ailleurs, et des esprits brillants incapables de dépasser un niveau moyen sur l’échiquier. Cette simple constatation suffit à fragiliser l’idée d’un lien direct entre intelligence générale et force au jeu d’échecs.
La maîtrise des échecs repose avant tout sur une spécialisation. Capablanca lui-même, souvent présenté comme un « génie naturel », insistait sur l’apprentissage précoce et l’immersion continue dans le jeu. La répétition de schémas, la mémorisation de positions typiques, l’automatisation des réflexes… autant d’éléments qui construisent une compétence solide, mais étroitement liée à un objet unique. L’intelligence mobilisée par le jeu n’est pas inexistante, mais elle est orientée, façonnée, limitée à un cadre précis. Exceller aux échecs ne prouve pas une supériorité globale de l’esprit, pas plus qu’être un excellent musicien ne garantit pas un talent pour les mathématiques ou la philosophie. Cette idée sera résumée bien plus tard par Kasparov : « Le talent sans travail n’est rien. »
Alfred Binet, dès la fin du XIXe siècle, observe que les grands joueurs ne calculent pas nécessairement plus que les autres, mais qu’ils reconnaissent plus vite des configurations familières. Leur force repose sur une mémoire structurée par l’expérience et sur une perception fine des situations, davantage que sur une capacité abstraite universelle. Les échecs deviennent ainsi un exemple emblématique d’intelligence spécialisée.
Cela ne signifie pas pour autant que le jeu soit une activité mécanique ou dénuée de créativité. La stratégie, le sens de l’initiative, le courage du sacrifice ou l’intuition positionnelle témoignent d’une véritable richesse intérieure. Mais cette créativité reste inscrite dans un système fermé, régi par des règles immuables. Elle ne se transpose pas automatiquement dans d’autres domaines de la vie intellectuelle ou artistique.
À l’inverse, certains ont vu dans les échecs une école de pensée générale, une discipline capable de former le jugement, la rigueur et la capacité de décision. Il est indéniable que la pratique régulière développe des qualités utiles bien au-delà de l’échiquier : apprendre à analyser une situation, accepter l’erreur, se projeter dans l’avenir, respecter des règles communes. De nombreux grands joueurs ont d’ailleurs mené des carrières remarquables dans d’autres domaines. Mais là encore, il serait abusif d’en tirer une loi générale.
Au fond, la question n’est pas de savoir si les échecs rendent intelligent, mais de comprendre ce qu’ils mesurent réellement. Ils évaluent avant tout la capacité à bien jouer aux échecs. Rien de plus, rien de moins. Leur prêter une valeur de hiérarchie intellectuelle ou sociale relève davantage du mythe que de l’observation.
Cette remise en perspective est essentielle aujourd’hui. Elle permet de défendre une vision plus juste et plus inclusive du jeu. Les échecs ne sont ni un marqueur d’élitisme, ni un outil de sélection des esprits brillants. Ils sont un terrain d’apprentissage, de progression et de rencontre, où chacun peut trouver sa place, quels que soient son parcours scolaire, son origine sociale ou son rapport initial à la culture.
Plutôt que d’ériger les échecs en preuve de supériorité, il est sans doute plus fécond d’y voir un formidable outil d’émancipation. Un jeu exigeant, certes, mais accessible. Un jeu qui ne dit pas qui nous sommes, mais ce que nous avons appris à construire avec le temps, la patience et le plaisir de jouer.
¹ Stefan Zweig : « Les Échecs, le seul d’entre tous les jeux qui échappe à la tyrannie du hasard. » ² Diderot – Le Neveu de Rameau.




















